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Interesante entrevista en Le Nouvel Observateur
Quel avenir pour la «troisième voie» ? par Anthony Giddens
L'inventeur de la «troisième voie» et maître à penser de Tony Blair et du New Labour préconise de nouvelles réformes pour son pays et pour la France
Le Nouvel Observateur. - Plus de dix ans au pouvoir, quatre mandats successifs : le Parti travailliste est hégémonique. Pourtant, vous expliquez qu'il doit rénover son programme...
Anthony Giddens. - S'il veut gagner les prochaines élections, le Labour doit d'abord gagner la bataille des idées. En 1997, le New Labour avait montré qu'il existait une troisième voie entre le socialisme traditionnel et la religion du marché, à condition de privilégier le capital humain tout en tenant compte de la mondialisation. Avec les nouveaux bouleversements de la mondialisation, le programme des travaillistes doit aller plus loin. Après avoir abandonné le keynésianisme, il doit apporter une réponse aux délocalisations, qui n'épargnent désormais aucun secteur d'activité. Notre système de protection sociale doit être défini aussi de manière plus positive : au-delà de la protection contre les risques liés à la santé et au chômage, il doit intégrer le droit à la formation et l'accès aux nouvelles technologies. Face au vieillissement de nos sociétés postindustrielles, il faut permettre aux seniors de rester dans la vie active afin que le pays bénéficie de leur expérience. D'urgence, il faut prendre en compte les problèmes d'environnement et le réchauffement climatique. La puissance publique doit redéfinir ses objectifs essentiels : investir dans le capital humain, garantir un système éducatif de qualité, protéger le multiculturalisme. Ces nouvelles priorités valent pour la Grande-Bretagne comme pour la France.
N. O. - Pas de «privatisation» insidieuse des services publics, comme l'aile gauche du Labour le redoute ?
A. Giddens. - Absolument pas. Quand je prône un partenariat public-privé, c'est pour que le service public respecte les règles du privé et ne soit plus exclusivement identifié à l'Etat. Si, dans certains cas, certaines de ses missions peuvent être parfaitement transférées à des agences, je reste persuadé que la nation a besoin d'un Etat fort avec la haute main sur l'éducation et la santé. Cet Etat doit être capable d'identifier les besoins des citoyens-consommateurs et d'y répondre avec un secteur public développé.
N. O. - Quels sont les principes de la modernisation de la «troisième voie» dont vous êtes l'inspirateur ?
A. Giddens. - Je choisis sept principes capitaux. 1) Continuer à mettre l'accent sur l'économie en la maintenant ouverte et en supprimant tout ce qui fausse la concurrence. 2) Occuper le «centre». Ce centre n'est pas défini par les partis, mais par les électeurs qui, en majorité, se disent proches de lui. C'est ce centre qu'il faut séduire et déplacer vers la gauche. Gouverner au centre ne veut pas dire se livrer à des calculs électoraux et politiciens, mais définir un «compromis» dépassant les vieux clivages et débouchant sur un contrat entre l'Etat et le citoyen. 3) Donner la priorité à l'éducation. 4) Intensifier notre combat contre la pauvreté, qu'elle ait pour cause des revenus insuffisants ou l'absence de formation. 5) Privilégier la lutte contre le crime et les comportements antisociaux qui peuvent être provoqués par l'extrême pauvreté. 6) Ouvrir le pays aux immigrants, mais en en régulant les flux. 7) Lutter contre le terrorisme.
N. O. - En inventant alors un Etat différent ?
A. Giddens. - Oui. A un Etat qui «donne les moyens de faire» («enabling State») et procure aux individus les ressources et les capacités leur permettant de prendre leur vie en main, il faut ajouter un Etat garant («ensuring State») qui, en échange de devoirs et d'obligations des citoyensbénéficiaires, leur apporte des garanties en matière d'éducation ou de santé.
N. O. - Ces principes valent-ils pour la France ? Nicolas Sarkozy est-il un modernisateur ?
A. Giddens. - La France a beaucoup de mal à accepter le jeu de l'économie de marché. Elle souffre d'un excès de bureaucratie et du poids des intérêts catégoriels. Nicolas Sarkozy, lui, cherche peut-être à moderniser l'économie, seule capable de produire une société plus équitable.
N. O. - Le Parti socialiste français est-il encore une force de progrès ? Vous semblez détester le mot «socialisme»...
A. Giddens. - Je ne sais pas où vous êtes allé chercher ça. Ce que je crois, c'est que la gauche française n'est pas assez pragmatique. Le marxisme, malgré ses prétentions scientifiques, intègre moins efficacement que le marché dont ma méthode propose de corriger les excès. Les socialistes français sont obsédés par le combat gauche-droite, alors que les défis des sociétés modernes apprivoiser la mondialisation, préserver l'identité nationale tout en maintenant le multiculturalisme, maîtriser les flux migratoires et élever le niveau de la connaissance pour garder notre rang dans une économie globalisée déterminent le vrai clivage opposant les modernes aux conservateurs. Face aux résistances de sa base historique, la gauche française souffre, comme la gauche allemande, d'une capacité d'innovation insuffisante. Cela étant, je sais que les réformes supposent une dose d'acceptabilité qui dépend de l'histoire de chaque pays. Avant de se réformer, les sociaux-démocrates Scandinaves ont connu une grave crise. Et, après le désastre des années Thatcher, le New Labour a d'abord dû recoller les morceaux d'une protection sociale en lambeaux et relancer un investissement inexistant pendant seize ans dans les services publics. Je ne suggère pas que la France s'aligne sur le modèle britannique. Je n'aime pas l'idée de modèle. Si la Grande-Bretagne a remporté des succès sur le marché du travail, elle a été en revanche incapable de répondre à l'accroissement des inégalités et d'organiser une réelle décentralisation. Avec des services publics de bonne qualité, un excellent système de santé, de grandes entreprises intégrées au marché mondial, la France est dans un bien meilleur état que ne l'était la Grande-Bretagne après le thatchérisme, qui est une forme de transition que je ne souhaite à personne.
N. O. - Votre dernier conseil à Gordon Brown, le successeur de Tony Blair, a été d'en finir avec le syndrome de l'insularité et d'accepter plus ouvertement l'Europe. Serez-vous entendu ?
A. Giddens. - Gordon Brown a trop misé sur les relations transatlantiques. Longtemps, il a considéré l'Europe comme un maillon inutile entre le monde et la Grande-Bretagne. C'est un adversaire de l'euro. Aujourd'hui, il est sous pression. Il voudrait une approbation par le Parlement du minitraité européen, ce «règlement intérieur» dont les Vingt-Sept ont besoin. L'opposition demande un référendum, comme Blair en avait promis un sur la Constitution européenne. Ce legs l'embarrasse. Un non déclencherait une grave crise en Grande-Bretagne comme dans l'Union européenne. Mais je suis convaincu que nous devons nous rapprocher de l'Europe. Je reviens d'Inde : que peut faire notre pays de 60 millions d'habitants confronté à un pays dynamique de 1,2 milliard d'habitants ? A l'aune de son PIB, la GrandeBretagne est un pays important. A l'échelle du monde, c'est un petit pays. Si les eurosceptiques l'emportent, elle deviendra une petite île coincée entre les Etats-Unis et l'Europe, avec une influence minime sur chacun d'eux.
N. O. - Dans votre livre «le Nouveau Modèle européen», vous plaidez pour un nouveau modèle social européen...
A. Giddens. - Le modèle social européen actuel, défini par Jiirgen Habermas et Jacques Derrida comme un système accordant une large place aux «garanties de Sécurité sociale» prodiguées par l'Etat et par la confiance que les Européens placent dans le «pouvoir civilisateur de l'Etat», est en crise. Il laisse 20 millions de personnes sans emploi. Cette crise a provoqué le rejet de la Constitution : les électeurs français ont voté contre une Europe qui ne les protège plus. Certains pays - les pays nordiques - ont pourtant réussi à combiner croissance et hauts niveaux de protection sociale et d'égalité. Voyons ce que l'Europe peut apprendre d'eux.
Anthony Giddens
Né en 1938, ancien directeur de la London School of Economies et animateur de Policy Network, le think tank le plus important des milieux progressistes anglo-saxons, Anthony Giddens vient de publier en France «le Nouveau Modèle européen» (Hachette Littératures/Telos) et en Grande-Bretagne «Over to You Mr Brown» (Polity Press).
Jean-Gabriel Fredet
Le Nouvel Observateur
Tomado de: http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2246/articles/a360471-.html
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